Découvrez la 1ère nouvelle gagnante de notre concours de nouvelles, organisé avec les éditions 10/18, sur le thème du voyage : Inch’Allah de Marie Marin.

 

suitcase

Dernier geste avant le départ : elle resserre l’écharpe qui tient son fils contre elle. Imperturbable malgré l’agitation liée au départ, le petit dernier dort toujours. Elle sait qu’elle aura mal au dos, elle sait que la valise sera elle aussi trop lourde mais elle sait surtout qu’ils l’aideront à la porter. Oh ils ne sont pas bien grands, ni trop costauds, mais à eux quatre ils pourraient déplacer des montagnes pour elle. Apaisée par cette pensée, elle lance le signal du départ. Désiré, les yeux encore remplis de sommeil, demande s’il pourra piloter le bateau. Il a vu plein de films. « J’ai pas peur, Maman, tu sais. Je sais faire ! ». Ses frères et sœurs le chahutent : « Toi, tu sais même pas marcher droit alors diriger un gros bateau ! ». La taille du bateau, elle ne la connaît pas, mais elle sait comment faire plaisir à ses petits. Ça fait des mois qu’elle leur en parle de ce voyage. Pour le bateau, elle s’est servie du film Titanic pour le décrire, priant pour que cela ne leur porte pas malheur. Elle a senti que Janissa était plus terrifiée qu’enthousiasmée contrairement à ses frères. Alors elle s’est empressée de lui parler des nombreux passagers qui seraient avec eux, de toutes ces petites filles avec lesquelles elle pourrait jouer à la poupée. Elle a vu son visage se détendre, un sourire naître sur son visage, mais très vite la grande et courageuse, regardant fièrement ses frères, s’est écriée : « Je ne pourrais pas jouer à la poupée maman, imagine que le commandant ait besoin de mon aide ! ». Tenant la main de son grand-frère, Tiego, Janissa mène la marche, se retournant régulièrement pour veiller à ce que les petits derniers ne soient pas à la traîne.

Alors que son fils commence à gigoter dans son écharpe, Myriam voit deux de ses voisines ; sans dire un mot leur regard se croise : envie, jalousie, pitié, crainte, on ne saurait dire. Elle entame une chanson, la même qu’elle avait l’habitude de leur chanter sur le chemin de l’école. Ils la reprennent en chœur et déjà la route semble moins longue. Tommy est à la traîne, son sac est trop lourd. C’est qu’il n’a pas bien compris quelle était la destination de leur voyage. Dans le doute, il a tout pris : des écharpes, si jamais ils devaient se retrouver au Pôle Nord (« Dis Maman, c’est là-bas qu’il vit le Père Noël ? »), ses pistolets et ses épées, si jamais ils se retrouvaient dans un saloon comme dans les westerns ou face à de gros tigres terrifiants, et puis, sans rien dire à personne, il a pris les poupées préférées de Janissa. Le voyage allait être long et il a bien vu les larmes toutes serrées contre ses yeux quand Maman a dit que « non, on ne pouvait pas emmener les jouets, pas cette-fois ». Tout ça est bien trop lourd pour lui, mais elle n’a pas eu le cœur d’insister pour qu’il abandonne son attirail. Désiré est le plus excité par le voyage, c’est la première fois qu’il part aussi longtemps. Il n’a pas peur, rien ne peut arriver de mal puisqu’il a sa maman et ses frères et sœurs avec lui. Et puis, il aime bien ça les départs, les valises remplies qui le sont encore plus au retour. Il a déjà vu ses petits copains prendre la route en famille. La dernière fois, c’est Djibril et Mateo qui sont partis avec leurs parents, il a hâte de les voir pour les écouter parler de leur voyage, pour une fois lui aussi il aura des choses à raconter ! Il faudra que la maîtresse remette leur nom sur les tables, il ne sait pas pourquoi, il y a une semaine, elle les a enlevés. Peut-être qu’elle enlèvera aussi le sien. Peut-être qu’il aura plus besoin de retourner à l’école ! Ça lui parait trop beau pour être vrai, faudra qu’il en parle à Maman.

Myriam sent son dos plier sous le poids de son fils et de son sac. Pourtant, elle doit se redresser pour pouvoir tirer sa valise. Elle a bien fait attention à ne pas la charger, mais elle a voulu être prévoyante, surtout pour ses petits. Après tout, elle n’a qu’une idée très vague de ce voyage. Elle imagine déjà les paysages, les plages, les grands magasins, les femmes bien apprêtées, les hommes distingués. Sa mère lui racontait beaucoup d’histoires sur tous ces théâtres, ces grands restaurants, ces villes qui ne dorment jamais. Elle a tellement hâte de voir ça en vrai… Elle a surtout hâte de leur montrer. Il n’empêche qu’elle est triste de quitter ces terres qui l’ont vu naître, grandir, devenir mère. Elle aime ces paysages abrupts, ce soleil qui tape fort, ces odeurs indescriptibles qui la rassurent, ou du moins qui suffisaient il y a encore peu de temps à la rassurer. Elle se souvient quand elle avait l’âge de Janissa et qu’elle gambadait avec ses petites copines. Elles foulaient la terre et se sentaient les reines du monde. Elle sait que là-bas ses enfants n’auront pas cette chance, ce sera peut-être dur pour eux, au début. Mais tout ça valait tellement le coup, elle en était certaine.

Le soleil est maintenant tout à fait levé et les enfants absolument réveillés. Leur excitation lui donne des frissons. C’est qu’elle s’y laisserait prendre elle aussi… Enfin, la mer commence à se deviner. Encore quelques pas et les voici arrivés. Ce n’est pas le Titanic, mais elle n’entend aucune plainte. Désiré, Janissa, Tiego et Tommy sont hypnotisés par ce bleu qui semble infini. Myriam est happée par un mouvement de foule. D’un geste, elle rassemble ses enfants tout contre elle et, unis comme un seul homme, ils se laissent porter par le flot et montent dans l’embarcation de fortune. À l’intérieur, Janissa croise le regard apeuré d’une petite fille et lui tend la main avec un grand sourire : « Je m’appelle Janissa, et quand le commandant n’aura pas besoin de moi, je jouerai avec toi ! ». Désiré, de son côté, scrute chaque recoin du bateau d’un œil expert ; Tiego veille sur tout ce petit monde pendant que Tommy déballe tous ses trésors devant ses nouveaux amis. « Cool Maman, il va être génial ce voyage ! ».

Myriam sourit tandis que les larmes lui montent aux yeux. Refusant de regarder sa terre natale sur laquelle coulent désormais tant de sang et de larmes, elle regarde droit devant elle, priant pour que cette épave arrive à destination. Qu’on les laisse rentrer. Qu’une nouvelle vie commence. Inch’Allah.

 

Marie Marin

Rédigé par

Marie-Aube

Rédactrice web et print indépendante depuis plus de 10 ans, auteure et blogueuse, passionnée par l’écriture. So What ? est mon blog, engagé, féminin, créatif, drôle et sérieux.