gourmandise, nourriture et psycho

Le plaisir oral détermine nos rapports primordiaux à la vie, à l’entourage. La première capacité que nous mettons en œuvre est celle de l’assimilation : assimilation de nourriture, bien sûr, du lait dans un premier temps, accompagnée de l’assimilation affective : l’un ne va pas sans l’autre, et il est aussi important pour un nouveau-né de se nourrir avec ses biberons qu’avec tous les gestes, les odeurs, les mots doux, la chaleur émotionnelle de son entourage, dont il a tant besoin. Donc dès le plus jeune âge, manger est un acte affectif autant que nourricier. La gourmandise naît de là : il est impossible de séparer l’affect, le symbolique et le contenu de l’assiette.
 
gourmandise, nourriture et psycho

L’affect

Manger est un plaisir oral, visuel, social, convivial… Être gourmand est accepter de transformer l’obligation de manger pour survivre en un plaisir affiné, raffiné, recherché, que l’on peut moduler, qui devient partagé, source de socialisation.

Le repas est un rituel familial ou amical, très prisé. On se réunit entre amis, et l’on prend l’apéritif, puis l’on mange, tout en échangeant. Le plaisir est de partager des conversations, les plats que l’on a cuisinés pour les autres, la table joliment dressée. Le repas est un rituel fait de visuel, de mots, de mets. Cet ensemble est lié. Ce plaisir affectif est aussi celui du couple qui fête son anniversaire de rencontre au restaurant, ou en débouchant une bouteille de Champagne. Les anniversaires se fêtent autour d’un repas-rituel, là aussi. De nombreux rites émaillent ainsi la vie de tout individu, très souvent liés, accompagnés de repas partagé. D’ailleurs le mot « agapes » qui signifie un repas pris en commun a pour origine le mot grec « agapê » ou amour !!

La nourriture procure un apaisement des tensions psychiques : comme il s’agit de la première capacité mise en œuvre, elle est la plus régressive : on y revient toujours, d’autant plus facilement qu’elle est liée à notre survie, tout simplement. La mémoire de certains plats, aliments, participe de ce plaisir affectif : on a mémorisé un plaisir lié à l’assimilation d’un aliment particulièrement apprécié, on en goûte encore, lorsqu’on le revit, le parfum, le goût, la texture. On se remémore en même temps l’entourage présent à ce moment là, la présence de quelqu’un qui nous aime…

On connait la madeleine de Marcel Proust, lequel, dans un passage célèbre de « A la recherche du temps perdu », évoque, en humant ce gâteau, les souvenirs émus qui remontent à la surface de sa mémoire, liés à l’odeur de la madeleine, puissant catalyseur de mémoire pour lui ! Dans notre enfance, les petits plats de nos grands-mères, les odeurs des crêpes faites par nos mères, sont loin d’être seulement culinaires, mais sont surtout des souvenirs affectifs.

Souvent, les troubles d’ordre affectif s’accompagnent de troubles alimentaires : trop manger, ne pas assez manger. Trop d’emprise, qui nous prive de notre liberté, nous rassasie et nous emprisonne peut nous donner envie de refuser toute assimilation supplémentaire : on refuse le monde. Ou bien avoir vécu dans un bain d’indifférence et de froideur engendre de telles frustrations que cela peut nous rendre assoiffé pour la vie, boulimique de tendresse et de nourriture affective qu’on n’a pas eues… la nourriture venant parfois alors remplacer l’affectif que l’on ne sait pas trouver chez l’autre, ce qui est source de souffrance psychique. Les deux cependant se rejoignent et dans tous les cas, le trouble alimentaire vient compenser les frustrations affectives vécues.

Le symbolique

En donnant beaucoup de signification affective à la nourriture, on en arrive assez rapidement à lui donner un sens symbolique.

En même temps que l’apprentissage du goût, se fait l’apprentissage des mots pour exprimer les saveurs, les odeurs, les couleurs. Le plaisir des mots et celui des mets sont liés: le pouvoir évocateur du langage est tel qu’il suscite le désir, une carte est dite « appétissante » alors qu’elle ne fait que présenter, en forme de mots, ce qui est absent : les mets.

Le symbolique intervient ainsi dans le choix des mots, dans la description des aliments, en fonction de leur forme, de leur couleur, de la saison qu’ils représentent, de ce qu’ils évoquent par comparaison. Ainsi, par exemple, on dit que les fruits bien murs sont « gorgés de soleil », que la peau des pêches est « soyeuse », que les petits pois sont « printaniers », etc.

Chaque aliment a une signification symbolique universelle en fonction des caractéristiques qui lui sont propres. Le pain et le sel sont symboles d’hospitalité dans beaucoup de civilisations, notamment en Europe de l’Est. Les dattes et le lait, sont offerts à tout visiteur en Afrique du Nord, en signe de bienvenue. La grappe de raisin évoque la luxuriance, la sensualité, la vigne est symbole de vie et de fertilité. Plus généralement le fruit est symbole d’abondance, et de fertilité. Les graines qu’il contient montrent qu’il contient la renaissance en lui, donc l’immortalité !

L’homme a autant besoin de nourritures terrestres qu’intellectuelles. Sa manière de se relier à l’univers qui l’entoure est de se nourrir des aliments qui portent en eux le renouveau, la richesse de la terre, la vie, constituée grâce à la photosynthèse de l’eau et de la lumière !

Le contenu de l’assiette

L’homme a de tous temps répertorié les aliments en deux catégories : les aliments autorisés, les aliments interdits.

Ainsi, beaucoup de tabous alimentaires existent dans les religions, et de la même façon, dans les régimes ! La nature des interdits est différente, mais le système du tabou est identique. On se protège ainsi du sentiment de culpabilité. C’est certainement l’origine des nombreux tabous : on préfère codifier, classifier, pour se préserver des risques de débordement en tous sens.

Ces codes de nourriture sont aussi une façon de socialiser l’alimentation, de s’identifier à un groupe. Le contenu de l’assiette n’est jamais neutre : il provoque envie, parfois dégoût. Il est l’occasion, souvent inconsciemment, de vivre des émotions, de vivre des désirs et des peurs. Il a été cuisiné avec goût, avec amour, ou au contraire, a l’apparence anonyme et factice d’un repas en self service. Le contenu de l’assiette est trop abondant, déborde, ou est donné avec parcimonie, comme à regret : dans les deux cas,le repas ne sera pas goûté de la même façon !

Les habitudes alimentaires et de comportement dans un repas, au sein de chaque famille sont parfois fort ancrées : il est difficile d’en changer, et on se sent « étranger » dans une famille aux codes de nourriture très différents.

Les aliments dans l’assiette sont mélangés, broyés, séparés, en morceaux, entiers à découper, colorés, neutres, trop chauds, tièdes, froids, pas cuits, trop cuits, goûteux, sans saveur, dégagent un fumet appétissant, ou une odeur fade… tout est assimilé, en très peu de temps, car tous les sens sont en éveil face à une assiette, au moment du repas ! Et cet ensemble de signes perçus va conditionner notre appétence, notre désir de manger : nous allons anticiper le plaisir qui sera éprouvé, en comparant notre perception du moment avec nos référentiels mnésiques : nous nous conditionnons…

Qu’est ce que la gourmandise ?

La gourmandise est une forme de transgression, d’ailleurs n’est-elle pas vilipendée par certains proverbes familiers : « la gourmandise est un vilain défaut » ?!

C’est la transgression de l’interdit de prendre plaisir ! Ce plaisir si chèrement (chairement ?) payé !

La gourmandise est finalement aussi l’apprentissage du désir : on apprend à aimer manger telle chose et pas telle autre, on apprend à sélectionner, à juger l’objet extérieur, on apprend à nier, à écarter,à prendre… à se positionner soi-même en tant que sujet désirant. On apprend à aimer, tout simplement. La gourmandise est une manière de laisser vivre sa pulsion de vie, qui pousse à aller vers le monde extérieur : la bouche est le lieu de communication entre le monde intérieur, indicible, et le monde extérieur, prêt à devenir objet de désir, fait de bonne nourriture, de musique, de couleurs agréables, de mots appelant au rêve. Ce passage communicatif est un besoin vital.

On parle de gourmandise aussi dans le domaine de la sexualité, du plaisir en général.

La gourmandise est donc loin d’être un défaut, mais au contraire une qualité qui transcende le quotidien. Le comportement devant l’assiette en dit long sur le personnage : et on aura en général plus de plaisir à commercer avec une personne « gourmande », appréciant la bonne chair qu’avec un « coupeur d’aliments en quatre », qui quadrille son assiette pour trier, et ne mange qu’avec peine et manque d’entrain. En effet, le gourmand est aussi gourmand de vie, ouvert sur l’Autre, l’inconnu, le nouveau. La gourmandise est en général synonyme d’appétence pour la  Vie !