Nouvelle : Remède au confinement

Le concours de nouvelles n°4, organisé par So What? en partenariat avec les éditions Le Livre de Poche, avait pour thème : le confinement. Nous publions les nouvelles des 3 gagnants. Après Les histoires d’amour finissent mal de Loïc Le Gros et Boomerang de Thierry Harzallah, voici la 3ème nouvelle gagnante : Remède au confinement de Valérie Van Oost. Bonne lecture !

 
Nouvelle : Remède au confinement
 
Moi, j’applaudis pas aux fenêtres, rien à foutre des autres. Vous en aviez quelque chose à faire de moi quand je sortais de garde à vue, les baskets éventrés parce que les keufs avaient perdu mes lacets ? Vous faisiez tous semblant de m’avoir oublié dans le quartier ! C’est ça, d’être une petite main. T’as pas le niveau pour jouer le parrain à la Santé et, dans la cité, les « grands » te considèrent comme un footballeur de deuxième division.

C’est moi qu’ils peuvent applaudir aujourd’hui. J’ai leur remède au confinement. Toutes ces années à gratter un dixième de gramme, comme un crevard, sur les barres de dix que les petits patrons de la cité me faisaient livrer. Résultat, j’ai thésaurisé comme disait la prof de gestion au CFA, j’ai un joli stock caché sous le lit de ma sœur. Celle qui est irréprochable parce qu’elle taffe bien au lycée, en seconde générale, pas en pro.

Ils ont bien profité de moi les grands pendant toutes ces années ! C’est vrai qu’en étant mineur, je risque quoi ? 24 heures au poste ? Me faire tirer les oreilles avec un « rappel à la loi » ?

L’avantage d’avoir été sur le terrain ces dernières années, c’est que la clientèle, je la connais bien maintenant. Il y a les vieux hippies de la rue de la Mare, comme celui qu’on appelle « l’artiste » qui salope des toiles avec des rouleaux de peintre en bâtiment. Je sais pas si c’est parce qu’il fume trop avant de sortir ses couleurs ou si c’est en regardant ses œuvres qu’il se roule des joints. Au fond, je m’en fiche, l’essentiel c’est que ses tableaux rapportent, c’est un gros consommateur, le vieux. Il était exigeant sur la qualité, il l’est un peu moins en ce moment…

Il y a les bobos, ceux qui vivent autour de l’Église de Belleville, pile dans la zone où ils se confinent entre eux, au-dessus des Chinois de Pyrénées, en dessous des noirs de la Place des Fêtes. Gros marché, les joints du week-end ! On les voyait traîner, les mains dans leur jean froissé de chez Diesel, près de l’épicerie qui vend du Jack Daniel jusqu’à deux heures du mat’. Quand ils ne me croisaient pas, ils repartaient comme des cons avec les cigarettes à l’unité du Paki à qui ils demandaient de mes nouvelles, l’air de rien. La plupart du temps, j’étais planté là, sur la place, pour faire les transactions, loin des clodos, pas trop près des deux « grands » qui empochaient la recette, le slip Gucci dépassant du jogging et la pochette Vuitton en bandoulière.

Et puis, il y a mon cœur de cible, ceux de la cité. Les chômeurs qui s’emmerdent grave. Ils achetaient leur ration de shit alors que le lundi ne s’était pas encore tiré et que la semaine allait être longue. Plantés sur le parapet de la dalle de la cité, ils s’embrouillaient avec le temps grâce à la beuh en se faisant passer le dernier plan minable de la mission locale. Jamais très loin, il y a les potes, de 14 ans à l’entrée au RSA, dont il faudra toujours un peu se méfier, qui traînaient leurs dernières Air Max.

En ce moment, ils s’emmerdent tous : ils sont confinés. Même les « grands » se sont cachés… Dehors, ça pue le flic et la balance. Je me suis demandé ce qu’ils foutaient chez eux. Il paraît qu’il reste des stocks de coke, ils sont peut-être en train de couper la cocaïne ? À se demander si c’est pas eux qui ont fait une razzia sur la farine chez Lidl. Mais, je crois pas qu’ils jouent dans cette cour-là. Déjà, quand ils choppaient une Porsche, ils tournaient dans le quartier en faisant hurler le moteur, comme s’ils avaient trop peur d’aller plus loin. Pas besoin d’être confiné dans la cité pour s’y enfermer… Quand ça sera mon tour, croyez-moi, la Porsche, c’est loin d’ici qu’elle m’emmènera !

J’suis pas sorti les deux premières semaines, même si je suis capable de flairer de loin les mecs de la BAC en civil. Ma mère me casse les couilles pour que je reste confiné. C’est pas pour lui obéir que j’ai moisi dans notre trois-pièces où ça piaille sec avec mon daron qui se morfond devant la télé en se demandant pourquoi ma mère a pondu autant de gosses.

Non, je suis resté pour préparer ma sortie. J’ai monté un atelier clandestin. J’ai sorti mon trésor de guerre de sa cachette. J’y ai ajouté du plastique, un hachis de pneu d’un scooter désossé, du verre pilé. Faut que ça pèse sur la balance, je vends au poids. Et pour l’exotisme, comme la crotte de chameau de la marocaine est en rupture de stock, j’ai été créatif. C’est le chat qui s’y est collé. J’ai mis du cœur à l’ouvrage, nettoyé la litière. Ma mère a pleuré de joie que je fasse quelque chose pour l’aider. J’ai concocté des pochons de résine dont vous me direz des nouvelles.

Je suis à fond l’actualité du secteur sur Snapchat : la coke saisie à Toulouse, le Cannabis bloqué aux frontières, plus de go-fast sur les routes fliquées. La prof de maths du collège me prenait pour un débile en me disant que je ne savais pas compter, elle serait fière de moi ! J’ai pas fait de business plan, mais je gère.

J’ai laissé monter la pression dans le quartier, tranquille. Ils sont tous en manque. Y’a pas que pour le PQ et les pâtes qu’il y a pénurie. Y’a plus rien à griller. Tout le monde a bien mariné que ce soit en sardine dans les appartements des barres de la cité ou comme des poissons dans un bocal à travers l’écran de télé-réunion de leurs beaux appartements. C’est la grande dépression.

Je rêvais d’être trader, savoir exactement quand tu peux niquer le marché en raflant tout pour que dalle. Là, je sais exactement quand je peux lancer mon business. Des beaux petits pochons, une marchandise d’exception sur un marché flingué. Vu la rareté du produit, j’ai bien fixé les prix. C’est la loi de l’offre et la demande. Demandez à Franprix ou à Marlboro s’ils font pas la même chose !

J’ai bien travaillé mon réseau de distribution, même le vieux avec ses peintures a téléchargé Snapchat pour passer ses commandes. C’est mon petit frère qui lui apporte à la grille de sa fenêtre avec son pain et ses courses. Qu’est-ce que vous croyez, je prends soin de la santé de mes clients !

Pour les bobos, je leur donne rendez-vous devant Lidl ou G20 pour brouiller les pistes et puis ça les change de Monop’ où ils se retrouvent tous à faire la queue. Ils sont comme des dingues, jamais vu des gens aussi contents de me voir. Y’en a un qui m’a raconté que son petit vin de pays ne lui suffisait plus pendant ses apéros Skype après une journée de réunions Zoom. Je sais pas trop de quoi il me parle, y a pas d’ordinateur chez mon daron et moi, mon
outil de travail, c’est le téléphone.

Pour les autres, c’est plus facile, on passe d’un bâtiment à un autre. Il y a toujours un recoin dans la cité pour faire nos petites affaires.

J’ai aussi ouvert le marché. Les « grands » restaient cloîtrés entre les cités frontalières du haut Belleville, moi, j’ai des ambitions. Le business, c’est maintenant qu’il faut en profiter. Et puis, j’ai un grand cœur, j’ai eu une pensée pour les putes chinoises qui avaient bien besoin de se booster le moral pour faire leur chiffre sans tapiner.

C’est pas facile de prendre le secteur, mais j’ai un contact cité Ramponeau. Un Nouach, un ancien du CFA, il faut bien ça pour pénétrer le milieu. Le made in China, c’est un peu difficile en ce moment, même pour eux. Alors un ravitaillement à domicile, c’est la fête comme au Nouvel An. Il a fallu faire un peu de ménage quand même. J’ai dû menacer un kiné, il commençait à passer de l’herbe pour soigner des maux de dos. Concurrence déloyale. On est passé chez lui à
deux et on a fait un prélèvement sur son stock. Ça permet de renouveler la production. On a raflé aussi les masques et des gants pour ouvrir d’autres marchés. Faut savoir se diversifier.

On peut dire que c’est une affaire qui marche. Encore quelques semaines de confinement à s’emmerder et j’explose le chiffre d’affaires. Tout le monde applaudit. Allez, je le prends pour moi, avec toutes les heures d’évasion que je leur offre ! Moi aussi je suis en première ligne et je les soigne bien ! Après je rentre chez moi. Je vais serrer ma mère dans mes bras, elle va rentrer de l’hosto où elle nettoie la merde. Aide soignante, c’est pas un métier.
 

Valérie Van Oost

Rédigé par

Marie-Aube

Rédactrice web et print indépendante depuis plus de 10 ans, auteure et blogueuse, passionnée par l’écriture. So What ? est mon blog, engagé, féminin, créatif, drôle et sérieux.