Vous avez toutes entendu parler du Complexe d’Œdipe, notion découverte par Freud et passée assez largement dans le langage courant : « Il est tellement soumis à l’autorité de sa mère qu’on dirait un petit enfant qui n’a pas terminé son Œdipe» ou bien « elle ne trouve aucun homme à la hauteur de son idéal, fixée à l’image de son père comme au temps de son Œdipe, pas dépassé. »

 
OEdipe et le Sphinx MET

Œdipe et le sphinx, Gustave Moreau, 1864, MET

 
Mais revenons sur le mythe lui-même, qui a inspiré Freud, et lui a donné l’idée de dénommer phase œdipienne, une phase très importante de l’évolution psycho-affective de l’enfant. Nous sommes dans l’Antiquité grecque. Il s’agit d’une légende, d’un mythe, parmi d’autres.

Œdipe est le fils du roi de Thèbes, Laîos, son père, et de Jocaste, sa mère. Un oracle avait prédit que si Laïos avait un fils, celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère.

Les oracles consultés en Grèce répondent à des questions concernant l’avenir, car ils communiquent avec les dieux. Les réponses traduisent une partie de ce que les dieux savent sur le destin, force indépendante et irréductible. Les hommes souhaitent connaître ce destin afin de tenter d’en infléchir le cours.

Ainsi, Jocaste et Laïos eurent un fils. Ils l’abandonnèrent, pieds liés, avant même de lui donner un nom, afin d’être certains que le destin funeste annoncé ne s’accomplirait pas. Des bergers trouvèrent l’enfant, et le portèrent au roi de Corinthe, qui s’en occupera comme s’il s’agissait de son fils. L< ’enfant fut nommé Oedipe (du grec odein, être enflé, et pous pied), car ses pieds blessés par les liens avaient enflé. Œdipe ne connaît pas son origine réelle, il est persuadé d’être le fils du roi de Corinthe.

Devenu adolescent, ayant eu vent d’un mystère concernant sa naissance, il décide de partir pour chercher, se chercher. Sur sa route, il consulte un oracle, celui de Delphes. L’oracle lui déclare qu’il ne doit pas retourner dans son pays, sinon il tuera son père et épousera sa mère. Œdipe effrayé fuit donc Corinthe, qu’il croit être son pays. En chemin, il se querelle avec un homme d’un certain âge et le tue ; il s’agissait de Laïos, son père, le roi de Thèbes. Œdipe ne sait toujours rien. Une partie du destin horrible est d’ores et déjà accompli à l’insu total de son auteur. Puis Œdipe parcourt les mers, devient capitaine, revient auréolé de gloire.

Près de Thèbes, un monstre garde l’entrée de la ville, il s’agit de la Sphinx, être surnaturel, moitié femme, moitié animal. Elle soumet aux passants des énigmes et dévore ceux qui ne peuvent les résoudre. Je n’avais pas peur des questions, j’étais le fils d’un roi, J’avais des bateaux sur la mer et j’étais l’homme des réponses Son apparition était d’une femme, son corps était celui d’une biche qui saute Et j’étais peut-être le cerf, le roi-cerf aux bois amoureux. L’énigme posée à Œdipe par la Sphinx est la suivante : quel être a quatre pattes le matin, deux le midi et trois le soir. La réponse qu’a donnée Œdipe est : L’homme. Il marche à quatre pattes au matin de sa vie, se tient debout sur ses deux jambes lorsqu’il est adulte, et, devenu vieux et marchant avec un canne, se retrouve avec trois pattes.. À l’énoncé de la réponse, la Sphinx disparaît, comme volatilisée : la ville de Thèbes est délivrée. J’ai voulu toucher son amour, j’ai crié les réponses et j’ai cru saisir ma Sybille. Son visage était près du mien, elle pleurait, la disparue. Elle s’est évanouie, effacée dans les larmes. »

Œdipe est accueilli triomphalement par la ville de Thèbes, privée depuis si longtemps de son roi, assassiné. Il est proclamé roi et épouse la reine, Jocaste. Regardez cet homme à qui je parle. La Sphinx lui a dit : Renonce, Œdipe, à ton savoir, attends le jour de ta lucidité. Il ne l’a pas entendue. Avec son savoir d’incendiaire et le meurtre de son énigme. Il est revenu à Thèbes, la ville inexorable où l’attendaient, enfant perdu, les pouvoirs débordants de la Reine.

Ainsi, la deuxième partie du destin d’Œdipe s’accomplit, lui-même n’ayant pas la moindre connaissance de ce qu’il accomplit, aveugle à son destin, le subissant simplement. Il eut quatre enfants avec Jocaste, sa mère : deux filles et deux garçons.

Beaucoup plus tard, une peste terrible s’abat sur la ville. L’oracle consulté donne l’ordre d’expulser de la ville le meurtrier de Laïos, car sa présence est cause de ce malheur. Œdipe se lance donc dans la recherche du mystérieux meurtrier. Sa recherche le conduit progressivement à découvrir l’horrible vérité : il EST, lui Œdipe, le meurtrier de Laïos, il est aussi le fils de Laïos, et le fils de Jocaste, la mère de ses propres enfants. Et Œdipe se creva les yeux, pour se punir, pour en finir, pour ne plus voir l’horreur qu’il a réalisée Il est chassé de Thèbes par ses fils. Sa fille Antigone l’accompagne dans un long périple, où il erre, mendie pour vivre, s’humilie, voit des chemins invisibles, se heurte, semble aller quelque part, mais ne sait pas où. Demain, dit-il à Antigone, j’irai avec toi dans les quatre directions de l’espace proclamer que je me délie du jugement qu’Œdipe, ce tyran de lui-même, a prononcé contre sa propre vie.

Devenu aveugle, il accomplit un chemin de connaissance intérieure, il voit en lui et chez les autres, beaucoup plus qu’auparavant, car il voit autrement, ailleurs, il voit l’ombre et n’est plus aveuglé par la lumière de sa volonté et de sa soif de pouvoir, lui, le roi, fils de roi. Antigone dit un jour : nous suivons une route invisible et c’est elle qui nous mène. Œdipe répond : ce sont mes pieds, mes pieds blessés qui me dirigent. Avant je ne le savais pas, maintenant je le sais : mais je ne sais pas où ils vont. Il devient le symbole de la vérité en marche, après que la réalité de sa naissance lui soit dévoilée. Il cherche son chemin à lui, après avoir subi une folle destinée où il s’est perdu. Tout à coup, maintenant, il n’est plus l’homme des réponses, mais celui des questions. Il va finir par se trouver, sans doute, puis disparaître définitivement. Il est entré dans un vaste labyrinthe dont il est seul à éprouver les aspérités et les risques. Ce n’est que par essais, tâtonnements et patientes tentatives qu’il pourra le traverser, mais elle est sûre qu’il y parviendra.

Sophocle (495 av JC – 406 av. JC) est  tragédien grec, auteur d’une grande œuvre, dont seule une partie nous est parvenue. Dans ses tragédies, le héros est seul, rejeté, vit un destin tragique. Il a écrit Œdipe roi. Henry Bauchau est  psychanalyste, écrivain, dont le livre Œdipe sur la route a inspiré cet article. Les extraits en italiques sont issus de son ouvrage, (éditions Babel, Le Livre de Poche, 2011).

Dans un prochain article, je vous parlerai du complexe d’Œdipe